Si Stephan Hawking, le génial astrophysicien paralysé par la maladie de Charcot, s’est augmenté d’un logiciel pour pouvoir parler grâce à un robot ; si Angelina Jolie, l’actrice oscarisée, a subi une double mastectomie pour anticiper son cancer des seins en séquençant son ADN ; et si Frédéric Beigbeder, notre écrivain hexagonal, régénère ses cellules afin de prolonger sa vie, seraient-ils tombés sur la tête ? « Mais quoi, ce sont des fous ? [sed amentes sunt isti] » se demandait René Descartes en ses Méditations cartésiennes en 1641 « et je ne serais pas moins extravagant, si je me réglais sur leurs exemples ». Alors avant d’imiter le comportement des autres, arrêtez-vous un instant sur le vôtre…
Fermez les paupières, un instant… et ouvrez les yeux sur votre réalité : touchez votre corps numérique transmué (d’OGM, de wearables, d’exosquelettes), contemplez votre visage transfiguré par selfies, trouvez votre voie n’importe où dans le monde via votre GPS, tchatez avec Siri et vos amis partout dans le monde via Skype, palpez votre esprit comblé par Wikipédia, caressez votre temps à surfer votre e-biquité derrière vos écrans … qu’est devenue votre e-réalité : votre rapport au monde, aux autres, à vous-même ?
Depuis les années 2000, nous vivons déjà tous à l’ère du virtuel. A l’heure de la Troisième Révolution Numérique, les nouvelles technologies ont bouleversé le monde militaire, médical, économique, le « monde environnant » (l’Umgebung), et se faisant, notre « monde propre » (notre Umwelt) au point que les relations, que chacun entretient avec l’e-réalité, se et nous virtualisent. Or, n'est-ce pas là paradoxal qu’une virtualité crée un double du réel, un trouble dans l’être ? Et n'est-ce pas inquiétant, qu'étant tous troublés car exposés, nous n'ayons que trop peu conscience de ces dangers ?
En tant que professeur de philosophie et psychanalyste, je travaille avec mes étudiants et patients à écouter la cause de leurs souffrances réelles induites par ces virtualités. Et c'est en constatant la nature de ces causalités qu'il m'est apparu le besoin d’en prendre conscience. Car ce n'est pas tant que le monde évolue que la nature de cette évolution qui m’interpelle : quel est notre rapport à cet e-monde ? Quelles sont les possibilités encore impensées par la révolution numérique qui transforme notre « e-réalité » consciente et transfigure notre « e-Réel» inconscient ?
C’est donc grâce aux rapports et apports de la philosophie et de la psychanalyse qu’il me semble aujourd’hui possible et urgent d’habiter notre e-monde. Car « il n’y a pas deux savoirs mais deux degrés différents d’un même savoir. La psychologie et la philosophie se nourrissent des mêmes phénomènes » conciliait Merleau-Ponty, en sa préface à L’œuvre de Freud d’après le Dr Hesnard. Or, quels sont ces « mêmes phénomènes » aujourd’hui virtuels ?
Modifier le vivant à l’instar des OGM et ses maladies grâce au génie génomique, recouvrer la vue ou la marche selon la thérapie génique, contrôler des objets à distance ou les émotions d’autrui grâce à l’ingénierie cérébrale, ne sont plus de doux rêves. Ces e-réalités sont devenues plus réelles, car possibles, que le réel lui-même ! Du télé-travail à la robotisation des emplois, de l’e-learning au deep-learning, de la reconnaissance faciale au (dis)crédit social, comment alors chacun peut-il apprendre à habiter l’e-monde : à e-être ?
Car double, est cette (r)évolution: d’une part, l’évolution fulgurante des nouvelles biotechnologies offre aujourd’hui de soulager, de soigner, d’anticiper des maladies physiques (paralysie, leucémie, trisomie) et psychiques (phobies, Parkinson, Alzheimer) ; tandis que d’autre part, l’apparition de psychopathologies inédites induites par les nouvelles biotechnologies met en péril notre santé psychique. « Mon Dieu, qu’est-ce qu’on a fait ? » réalisent désormais d’anciens dieux des GAFAM. De Tim Berners-Lee – l’inventeur du Web – à Steve Jobs – le fondateur d’Apple –, d’aucuns dénoncent désormais les « dangers » du monde numérique, qu’ils ont eux-mêmes créé.
« Dieu seul sait ce que nous sommes en train de faire avec notre cerveau » s’alarme Sean Parker, ancien dirigeant de Facebook, accusant la « captologie » qui entend capter nos comportements sub-conscients afin de les capitaliser. Cognition, décision, émotion : tous nos comportements se trouvent à présent impactés par le virtuel. Dissonance cognitive et double-bind, pertes de l’attention et déficiences mnésiques, symptômes obsessionnels et syndromes dépressifs, traits paranoïaques et troubles schizophréniques, narcissismes de mort et passages à l’acte … il devient de plus en plus difficile et douloureux de vivre avec l’e-Réel.
Du « Phubbing » (cet art discret de « snober » autrui en pianotant sur son « phone ») à la « Fomo » (cette Fear Of Missing out, soit cette phobie de manquer quelque chose de virtuel sur les réseaux, à défaut de perdre le réel), du cyber-harcèlement à la cyber-addiction, de la diminution des dépressions à l’augmentation des orgasmes grâce à la paradise engineering, les nouvelles biotechnologies ont créé de nombreuses « pathologies numériques » reconnues, pour certaines, par l’OMS comme « maladies addictives » à l’instar de la coke ! Six heures par jour en moyenne en France depuis les confinements, parties en fumée derrière les écrans.
Mais qui, sur son lit de mort, soupirera : « j’aurais aimé passer plus de temps sur Twitter » ? Plutôt que d’en pleurer d’angoisse ou d’en rire de doutes, plus sage serait d’entendre notre (dé)raison. Et sans doute sera-ce grâce à une critique de la raison numérique, que nous pourrons alors interroger les conditions de possibilité de pouvoir habiter ce monde virtuel, plus réel que notre réalité.